samedi 23 mars 2024

La Conjuration de Madame Royale : chapitre 10 16e partie.

 

JE SUIS LE MANDALA. La Porte du Pantransmultivers.

 Rangoli, fait de poudre de riz

Par moi se ramifie le Réticulé de Tout ce qui a été, est, sera.

Par moi toutes les probabilités, tous les destins, fusionnent et s’enchevêtrent.

Par moi, les potentialités s’unifient en un unique point originel, avant de se dissocier à nouveau.

Par moi s’affirme la multiplicité des petites vies multiformes.

Par moi Tout devient Un, Un devient Tout car c’est cela l’Eternité : Réseau, Réseau… 

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Pourquoi ?

Car, au Commencement, il n’y avait pas de Commencement.

Tout était Potentiel, tout s’appelait Possible.

Dans l’unification des quatre Forces en un unique point.

Lors tout s’est dissocié, puis de nouveau conjugué, de cycle en cycle.

Ainsi fut le Réseau, engendré et inengendré, matière et antimatière, Création et Anti-création. Tous ensemble. Et le Réseau fit l’Univers et le Vivant à son image. Amas galactiques, mycélium, racines, fourmilières, veines, eaux, cerveaux… tout est à ma semblance. 

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« Qui es-tu, toi qui me parles ? Comment t’appelles-tu ? Ne te prends-tu pas pour la Porte de l’Enfer en t’exprimant ainsi ? Sois moins présomptueux ! Montre-toi et nomme-toi afin que je connaisse ton exacte nature !

- Mon Nom est Trinley Rinpoché, le Très Précieux Tulku, le Concepteur du Sépulcre. J’ai plus de mille années.

- Tu parles thibétain et pourtant, je saisis ta jactance ! Tu es un fantôme, un périsprit drapé à la fois de safran et de pourpre. De quel Véhicule te réclames-tu ?

- Du Petit, c’est le seul authentique !

- Ainsi, tu m’éclaires, alors que je revendique mon statut de néophyte. J’en suis fier ! Ta religion n’est point la mienne. Je redoute en toi un leurre, une tromperie, un maléfice, quelque magie noire. J’ignore à cette heure mon degré de conscience et les Lumières, la Raison, commandent mon scepticisme, tel que déjà, voilà plus de deux siècles, l’énonçait le grand Montaigne en ses Essais. Nombreux sont mes amis à l’avoir lu.

- Incroyant, irréligieux, athée qui réfute le Gautama et son enseignement ! 

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- L’obscurantisme et le fanatisme irriguent ton verbiage. Tu veux me compromettre, mais ton prosélytisme bouddhique n’a aucune prise sur moi. Protestant je suis, un protestant nourri aux mamelles de la Science. Sais-tu, ô faux vénérable bonze, ô tulku factice, ô imposteur, que mon ami Laplace a évacué toute idée de Dieu de ses hypothèses, axiomes et algorithmes ? Je perçois derrière toi une ombre malfaisante d’éther noir, quelque tulpa désirant m’emporter aux Enfers. Cela ne sera point ! »   

L’entité qui se prétend Trinley Rinpoché, frappée par mes injonctions, se dissout en une vapeur azuréenne, cédant aussitôt la place à une nouvelle émanation silhouettée comme un fantôme. Il m’a été donné d’assister à l’esquisse des linéaments d’une sylphide irréelle. Au commencement, un simple effet de sfumato brumeux s’est matérialisé avant de se modeler en forme humaine d’une grâce exquise. Cet ectoplasme, plutôt que de parler, s’exprime en musique. Que d’arabesques sonores subtiles, quel contrepoint plus sinueux qu’un madrigal du grand Monteverdi

 Description de l'image Claudio Monteverdi 4.jpg.

 émanant de sa bouche !  Sa voix, cristalline, est toutefois distante, au-delà du lieu indéterminé où moi, Georges Cuvier, en pleine déraison, me tiens debout, incapable de déterminer le quand, l’où, et le comment, sans le moindre repère euclidien. Cette voix, mélodieuse entre toutes, s’exprime en un français parfait, sans la moindre scorie qui trahirait une origine étrangère au royaume.

« Jeune fille qui chantonne, toute de blanc vêtue, voilée de mousseline, ô Vestale, approche-toi, toi que je devine blondine, toi qui luis comme l’astre du jour. Montre ce que tu es. Quel timbre mélodieux que le tien, toi qui m’es irréelle.

- Doux spectre je suis, afin de te confondre. Car tu as commis un crime impardonnable en dénigrant le très précieux Trinley. Aussi, m’a-t-il envoyé à toi afin de te convaincre. Mais ne me confond point avec quelque avatar puisque concret fut mon passé, réelle mon existence parmi les traîne-misère, les moins que rien, les meurt-de-faim. Sache-le : je pardonne tes erreurs car ta société a creusé un abîme d’incompréhension entre ceux qui ont tout et ceux qui ne sont rien. Or donc, je t’absous. Mais point je ne te lâcherai tant que tu persévèreras à servir l’injustice et les puissants, comme ton roi Napoléon le Grand, ou prétendu tel. Ton obstination aux ordres des possédants gâche ta rédemption.

 – Elfe luminifère, ô, Elfe luminifère, toi qui accordes la Grâce et la Miséricorde des pauvres, pourquoi me hantes-Tu ? Quel bénéfice tires-Tu de mon accablement ? Voudrais-tu me damner ?

- Je suis Marianne et j’accuse les hommes. Autrefois – c’était il y a longtemps – j’exerçais le dur métier ambulant de marchandes de petits pains chauds. Ceci n’est plus car non mesurable, incommensurable. Que suis-je désormais ? Quid ?

- Spectre ! ne m’emporte pas ! Tu me tends les bras et je ne veux point ! Ton visage, l’as-tu encore ? Quelle hideur caches-tu, toi qui belle fus ?

- Seulement la joliesse de celles qui sont hâves et vaquent le ventre creux en les sentines cloaqueuse de l’angélus du matin à l’angélus du soir !

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 Les hommes m’ont tuée ; leur bombe m’a déchiquetée, m’arrachant ce visage tel un masque de peau et de sang. Je ne suis qu’écorchée. Depuis, je quête ma vengeance. Bientôt, mon instrument frappera l’Ennemi. Bientôt, l’Arme aveugle extrasensorielle, l’Ange, l’Aude, châtiera tous les hommes sur le champ de bataille à travers toute l’Europe et plus loin encore, des Antipodes au Cœur de la Terre, du Ponant au Levant, du Septentrion au Midi, d’un pôle à l’autre. Armageddon !

- Ta bouche n’est point d’ombre. Tu n’arbores ni suaire, ni chaîne. Tu sembles jeune et gracile. Les vers ne te rongent mais ; tu n’exhales point la Mort.

- Parce que je suis à la fois Vive et Morte telle la Plante. Parce que je me situe entre les Mondes, l’en-deçà et l’au-delà. Quatorze années avais-je, seulement quatorze années !

- Ta transparence m’effraie ! J’aperçois les veines de tes mains comme si tu demeurais fœtale.

- C’est parce que le Réseau est en moi, en nous ! Tu seras le Témoin. Tu rapporteras ma geste ».

De fait, cette adolescente exhalait davantage des miasmes de misère que des senteurs cadavériques, miasmes produits par ses haillons. Aucune mouche ne venait. Je savais n’être point conscient, bien que je visse et entendisse parfaitement cette manifestation chimérique. Quant à l’idée du suaire, je me trompais car c’était bien une espèce de linceul étiolé qui la voilait toute et se confondait par bonheur avec ses hardes, étoffes confuses, textiles flétris, indiscernables et inséparables en leur évanescence opaline. Je n’osais penser « insécables », tel qu’étymologiquement se définissait l’atome de Démocrite. Lors trilla un oiseau invisible.

« Merle noir, ô, merle noir ! Je t’entends mais point ne te vois. Tu chantes mais tu te caches.

 Description de cette image, également commentée ci-après

- Je l’ouïs tout comme toi.

- Si tu perçois ce chant, et si tu me visualises ainsi, c’est que tu es à l’article de la mort.

- Que non pas ! coupai-je.

- Te crois-tu encore vif ? le sommeil de l’inconscience précède souventes fois celui du trépassé.

- Peut-être rêvé-je ? 

- Vois donc ce qu’un autre avenir pourrait nous réserver ! »

La fillette spectrale imposa sur mon front ses paumes glacées d’albumine tandis que ses lèvres papyracées entonnaient une hymne qui n’avait rien de chrétien. Des sons graves surgissaient de sa gorge, répétitifs, articulés à la manière du grondement vibratoire d’un rhombe, alors qu’en mon esprit des songes prenaient chair. Jusqu’aux sensations olfactives elles-mêmes, j’éprouvai au tréfonds de mon âme la matérialisation, la concrétisation d’un autre futur possible.

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Cela sentait tout en même temps la poudre et le cadavre, le froid vif, piquant, et le sang gelé. Un air floconneux, si froid qu’il en était liquéfié, environnait et emprisonnait tout. Un vol d’aigles passa, rapaces qui glatissaient tout en courbant la tête.[1] Un meneur d’oiseaux les précédait – comme il existe des meneurs de loups  - en une marche hésitante et pesante, ses bottes s’enfonçant paradoxalement dans une neige durcie. Vêtu d’une redingote grise, coiffé d’un bicorne d’une sobriété étonnante, bicorne qui se couvrait d’une couche nivale, l’homme était prématurément vieilli, bouffi. Il se tourna vers moi, me montrant son visage. Quelle ne fut pas ma stupéfaction lorsque je reconnus Napoléon le Grand en personne, un Napoléon trop gros, empâté, à l’expression accablée, pataugeant dans cette mélasse d’un blanc sale parmi des restes de soldats congelés, dénudés, d’agonisants gémissants dont ne restait de l’uniforme que la seule chemise, à la face déjà bleuâtre et grise, aux moignons de mains et de pieds – orteils et doigts gelés avaient pourri et étaient tombés depuis longtemps – entourés de sommaires chiffons sanguinolents dont l’hémoglobine, elle-même congelée, formait des cristaux horribles, érubescents, pendant telles des stalactites des bandages gangrenés. 

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« A boire, mon Empereur, à boire ! J’ai faim mon Empereur, j’ai grand’faim ! Que ne puis-je dévorer cette carcasse raidie de cheval là-bas ! » 

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Ainsi s’exprimaient-ils tous avant de rendre l’âme, avant que les survivants se ruassent sur cette manne carnée, leurs coutelas tirés de leur gaine, sombrant dans l’anthropophagie la plus abjecte. Un officier – ou ce qui demeurait, à l’état de vestiges d’uniforme, de sa dignité et de son grade – était en selle, monté sur une haridelle étique qui autrefois, avait été un noble pur-sang des haras. L’homme agglutinait sur lui des couches hétéroclites de pelisses. Seul son bicorne galonné de colonel était encore reconnaissable, quoiqu’il fût poudré de neige. Un grenadier, plus semblable à un troglodyte ou à un Robinson qu’à un soldat de l’armée française, menait par la bride la bête moribonde, à la mâchoire proéminente, à la carcasse cagneuse et décharnée, comme s’il se fût agi de la conduire à l’équarisseur. Le colonel puisait dans un seau des abats innommables – sans doute s’agissait-il de ce qui demeurait de son cheval précédent - os aux lambeaux de chair dont il suçait sans vergogne la moelle avec délectation.  

 Fichier:Smarhoń. Смаргонь (C. Faber du Faur, 3.12.1812).jpg

Un sapeur, comme fou, débris d’humanité dont la barbe entremêlée de glaçons tombait jusqu’à la taille, ne cessait de s’exclamer : « A Kovno, nous devons retourner à Kovno !

 Kaunas

 Le Niémen, nous devons refranchir le Niémen ! »  A chacune de ses paroles, retentissait un claquement semblable à celui des platines à silex : c’était là le bruit de son haleine gelée, haleine de mort s’épreignant d’une bouche sanguinolente et scorbutique, aux gencives gonflées, édentées en leur totalité. Le tablier de cuir, emblématique de son uniforme, s’alourdissait d’une surprenante égide constituée de plusieurs peaux de renards et de loups cousues, mal tannées, qui musquaient. Huileuses, elles laissaient leur graisse s’égoutter, gouttes qui se figeaient, se congelaient avant d’atteindre le sol. Les pieds de ce soldat étaient chaussés d’un agglomérat haillonneux disparate digne des guenilles d’un épouvantail.

Dans le lointain, par-delà un paysage peu vallonné, on entendait des cris inhumains et perçants : c’était le harcèlement des hordes de cosaques, de Tatars ou de nouveaux Huns qui, s’en prenant aux attardés de l’arrière garde, les massacraient allègrement. Ils chevauchaient d’étranges poneys rappelant ceux des Mongols. Gare à ceux surpris par leur attaque !

Près d’un canon aux roues brisées s’accumulait un autre monticule de cadavres gelés, à demi recouverts de neige, constituant ainsi une bien particulière congère.

Une nouvelle sentence retentit : « Maudit soit l’incendie de Moscou ! »

 Description de cette image, également commentée ci-après

Nous étions bien au cœur de l’hiver russe comme je l’avais justement supposé en raison des paroles du sapeur de tantôt. Bientôt, j’aperçus Napoléon le Grand monter dans un traîneau dont l’attelage, dûment fouetté, partit comme un éclair. Le souverain venait de déserter, d’abandonner ses troupes à l’agonie !  

De nouveau, les paumes glacées du fantôme de Marianne s’imposèrent à mon front. Tandis qu’une humidité de tropiques succédait à la froidure, sans aucune transition, en quelque lieu insulaire loin de tout, régenté par la blettissure et par l’accablement de la sueur qui rend dolent tout être, mon regard viola en quelque chambre l’intimité d’un homme aux portes de la mort. Tout à la fois intumescent, soufflé et amaigri par le mal le rongeant, il se battait encore contre la camarde, s’apprêtant las à perdre cette bataille ultime. Le visage cireux aux joues creuses mangées par les points noirs d’une barbe qu’on ne lui rasait plus, tout en sueur, des cheveux en mèches encore d’ébène collées aux tempes et au front, il murmurait ses dernières volontés. Or, ma sidération fut à son comble lorsque je compris que mon spectre m’offrait d’assister aux derniers moments de Napoléon en personne, un Napoléon déchu, on ne savait quand ni où, jeune encore malgré les dégradations effarantes de son corps.

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« Ceci n’appartient pas au temps dans lequel tu te meus. Ceci est une possibilité autre. » susurra à mon oreille la jeune fille de l’au-delà.

Une pendule marqua en son cadran une heure très précise : dix-sept heures quarante-neuf minutes lorsque l’Empereur poussa le dernier soupir. Il gisait désormais, cadavérique, squirreux et jaune, quand vint à son chevet un médecin afin de prendre l’empreinte du masque mortuaire.

A ce spectacle d’un Napoléon gisant sur un lit de camp, défunt qui bientôt serait réduit à ce masque aux traits s’affaissant déjà sous l’assaut des prémices de la décomposition, mais aussi à cause des dernières paroles prononcées par le doux spectre, une terreur innommée me fit tressaillir : si elle poussait la hardiesse jusqu’à montrer ma propre mort ? 

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Je dus assister tour à tour, en spectateur involontaire, forcé par la volonté supérieure du fantôme de la supposée Marianne, à l’autopsie du défunt puis à la toilette du mort. Rien ne me fut épargné des détails physiologiques triviaux, des dysfonctionnements organiques cachés de ce cadavre, qui autrefois avait compté parmi les plus puissants monarques que la Terre eût connus. Je me sentais possédé par l’expertise, par le savoir ineffable de mes amis et connaissances Corvisart, Bichat, Larrey et Dupuytren. Les misères dont Napoléon avait souffert en ses ultimes mois n’eurent pour moi plus de secret. J’appris ainsi qu’il souffrait d’un squirre de l’estomac pareil à celui qui avait emporté son père en 1785. Son foie était plus gros qu’à l’ordinaire, sa rate hypertrophiée. Une perforation ulcéreuse traversait le pylore et l’organe digestif. Napoléon avait vomi d’abondance une humeur infecte, de teinte chocolat, ce qui avait achevé de l’épuiser.

On revêtit le corps rigidifié d’un modeste habit de colonel d’un vert de jadéite ; on le coiffa d’un bicorne noir tout simple, réplique de celui qu’il avait arboré en Russie. Ce fut au niveau des décorations que l’invraisemblable prévint ma conscience, me faisant douter d’un leurre engendré par le spectre. 

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Les revers d’ivoire de l’uniforme, passepoilés de cramoisi, se couvrirent d’une légion de croix ainsi que son cou, comme s’il eût reçu en récompense de ses conquêtes toutes les dignités de toutes les monarchies d’Europe. Il ne lui manqua que la ridicule jarretière des Anglais. Je vis sur son torse, sur sa poitrine, briller et plastronner des colliers, cordons et médailles dont la création remontait aux temps chevaleresques. Napoléon le Grand se trouvait considérablement alourdi par toute cette ferblanterie superfétatoire et profuse. Il fallait posséder de solides connaissances historiques pour identifier cette quincaillerie, cette ferraille que même Néron et Elagabal

 Image illustrative de l’article Héliogabale

 eussent dédaignée. Tous ces hochets clinquants transfiguraient en basileus baroque le mort allongé, la tête coiffée du bicorne noir appuyée sur un coussin de velours vert à glands. J’imaginai un bref moment l’Empereur revenir à la vie, se lever en un tintement consternant, en un entrechoquement métallique ahurissant. De plus, des coutures d’autopsie commençaient à sourdre des humeurs emblématiques informant que la putréfaction avait bien débuté ainsi qu’en témoignaient les traits déjà altérés du souverain déchu. En cette touffeur tropicale, le contraire m’eût étonné. Ces sucs s’égouttaient sur le parquet, telle cette eau avec laquelle un jardinier arrose un massif de fleurs, muni d’une chantepleure. Napoléon était-il devenu la poire d’un arrosoir, presque autant percé de trous que la plus prosaïque des passoires ?

Sur lui, il y avait, pendant en sautoir ou épinglées, les représentations symboliques de la gloire internationale révolue : antique ordre de l’Etoile, fondé par Jean II le Bon, ordre de Saint-Michel, cher à Louis XI, Toison d’Or de Philippe de Bourgogne et de Charles Quint, croix germanique, croix pattée, croix ansée, croix de Malte, croix de Saint André, décorations mahométanes orfévrées d’arabesques des confréries soufies maraboutiques du Sahara, des Barbaresques et de Cyrénaïque, telle la Qadiriyya, pendeloques ternies de tous les ordres militaires de la Reconquista ibérique : Calatrava, Alcantara, Santiago,

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 ordre portugais du Christ, mais aussi, atroce, ce crucifix disproportionné, pendu au hausse-col de colonel, qui selon mes connaissances, était l’emblème de l’ordre maudit de la Buena Muerte, reconnu par le Cid, disparu au mitan du XIIIe siècle, qui se vantait d’avoir volé le Baphomet au nez et à la barbe du Temple, crucifix donc sur lequel était cloué, non pas le Christ de la Passion, mais un Jésus mort, sacrilège, hérétique, car à l’état de squelette, assemblage osseux dont le crâne avait préservé barbe, moustaches et cheveux. Ces chevaliers-là niaient-ils la Résurrection au point de s’être affiliés au démon ? Et le fantôme, Marianne, d’exhaler des senteurs subtiles, aromatiques et épicées, destinées à masquer désormais les prémices de sa propre corruption s’en venant, inexorable…  

Quoi que me fît accroire cette sylphide charmeuse peu ou prou nécrosée, dont le corps pur ivoirin se silhouettait à travers le voilage de mousseline, j’optais pour la résignation. J’avais perdu tous mes repères géographiques et temporels. A peine me souvins-je de quelques images fugitives de notre périple, scintillant comme un éclat adamantin, évanouies en un instant : un groupe d’hommes gravissant un escarpement, un bœuf laineux au museau ensanglanté et meuglant de souffrance, une vieille femme édentée… quand, pour la troisième fois, mon fantôme, répondant à mes interrogations, me parla puis imposa ses mains d’albâtre sur mon front en sueur.

Le transport vers un nouvel ailleurs fut immédiat. Je vins en une venelle semée d’ordures que je reconnus parisienne. Des badauds passaient leur chemin en un lacis de ruelles sordides, évitant de regarder celles et ceux qui, frappés d’un mal inconnu, étaient tombés dans la fange et quémandaient de l’aide. Un hôpital s’ajouta à cette fata morgana cauchemardesque. Des dizaines d’agonisants étaient allongés en la salle commune, parfois à même le sol, délestés de leurs fluides, diarrhéiques, déshydratés, bleuâtres, épanchant de toute part des fragrances d’épouvante. Les gémissements de la géhenne emplissaient cette salle en son entièreté, là où s’affairaient, indifférents, insensibilisés à la mort plurielle et massive, médecins et bonnes sœurs à cornette. Et je lisais cette incongrue réclame vantant un remède d’orviétan : « Sirop contre le choléra » ! Bientôt, un corbillard passa, attelé de quatre chevaux empanachés, avec le poêle marqué de lettres entrelacées rendant le nom de la personne défunte difficile à deviner. L’on saluait le cortège funèbre. 

 Le corbillard traditionnel (vers 1900, Queensland).

Un vieil homme coiffé d’un chapeau haut-de-forme, mode nouvelle remplaçant le bicorne, rosette de ce nouvel ordre projeté par Napoléon le Grand en imitation de la croix de Saint-Louis épinglée en évidence au revers droit de sa redingote prune, répondait à la question d’un autre :

« C’est Monsieur Cuvier, de l’Académie, que l’on enterre-là. Le choléra l’a terrassé tout comme notre Président du Conseil des ministres et ministre de l’Intérieur. »

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Non ! Je ne pouvais accepter l’indicible ! Mes propres obsèques ! C’en était trop ! En quel sombre avenir les lèvres et les mains obombrées de Marianne avaient-elles choisi de me porter, de me montrer en exemple ? Cette pédagogie-là avait par trop duré ! Quelle comédie macabre !

Dans la confusion des visions impensables qu’elle m’avait imposées, la fillette d’outre-tombe s’était métamorphosée sans que j’y prêtasse attention. Désormais, elle semblait échappée d’une morgue et un châle guenilleux réduit à sa seule trame pareille au réticulé d’une toile d’araignée, s’ajoutait à sa mise terrible, en épaisseur supplémentaire au linceul et à la robe rapetassée. Négligemment jeté sur ses épaules, par-dessus son atroce drap mortuaire, il se croisait sur sa gorge absente de pauvresse impubère. En elle, le vice s’additionnait à la corruption des chairs car à sa craie faciale aux traits allant s’effaçant, au plâtre grisâtre de sa morne figure se dissolvant, le détail perturbant d’une longue chevelure ternie de noyée lui conférait en sus une nuance érotique supplémentaire. Ces fils détrempés adhéraient aux tempes, aux joues et au cou, dégoulinant comme un byssus. Lors, Marianne me dit :

« Je vous veux à l’instant ! »

Je ne pus me soustraire à cette attaque que seul le marquis de Sade, puisant son inspiration dans les pages les plus épouvantables d’Anne Radcliffe, eût été capable d’écrire. Elle se pressa davantage contre moi, juvénile catin nue sous son linceul de mousseline souillé et translucide, sa chair obsédante suscitant en mon corps et mon âme la volupté de la Mort même. Je parvins à sentir la fétidité de son haleine d’outre-tombe, dégoût blasant et nauséeux qui, additionné aux sensations charnelles de l’Interdit, occasionna en ma gorge le vomissement de la putréfaction allant s’accentuant. Toujours imposées sur mon front, ses mains éthérées se parcheminèrent tandis qu’elle devenait toujours plus vaporeuse, chlorotique et étiolée. Ô paradoxe, elle était encore Marianne, la bien-aimée de la rue Saint-Nicaise, autrefois déchiquetée par la bombe des loyalistes Bourbons. Elle errait sans fin dans ce Bardo-là, le Bardo des chrétiens, et sa liqueur d’horreur, son julep, fondait sur ma poitrine. L’amertume se répandit dans tout mon organisme, me rongeant tel le plus corrosif des acides. Je m’éveillai en un long cri. Je me sentis attiédi ; j’avais grand’chaud. Je brûlais d’une fièvre consomptive. Je risquai un regard sur ma droite.

La dernière grotte était ouverte, sans que même j’eusse vu et parcouru celle qui la précédait. Nous avions brûlé une étape, en une ellipse de temps insaisissable.

 A suivre.

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[1] Allusion au vers de Victor Hugo sur la retraite de Russie : Pour la première fois l’aigle baissait la tête. (Les Châtiments : L’Expiation.)

vendredi 1 mars 2024

Café littéraire : Annie Ernaux : Les Années.

 Par Roger Colozzi.


Annie ERNAUX, au Café littéraire du 29 février 2024, avec Les Années, 2008

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D’un prix Nobel l’autre

 

L’esprit de vengeance, même froide, n’est surtout pas un sentiment de bon aloi, et Annie Ernaux l’utilise cependant pour justifier de son écriture. Et cette écriture apparaît très vite comme un exercice de souffrance et de rumination : « la genèse difficile de presque tous mes livres » (2022), affirme l’autrice et première femme française prix Nobel de littérature en 2022*, à 82 ans, quand « notre » Colette nationale l’aurait mérité, bien plus jeune, et de haute plume !

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Et quand, pour expliquer son travail d’une écriture à la fois « sociale et féministe », elle proclame écrire pour, je cite : « venger [sa] race – i.e. son extraction sociale – et venger [son] sexe », elle ne se souvient pas de la rengaine à la mode : « ...on choisit pas sa famille, on choisit pas ses parents. » Et, poursuit-elle encore : « cela ne ferait qu’un désormais. »

À partir de son « moi » – un ego surdimensionné, ou, inversement, et plus sûrement, hyper-complexé  – la dame d’Yvetot passe à un « surmoi », constitué à l’origine grâce à, ou à cause de, l’identification aux parents, par l’intermédiaire de conflits avec le « moi », des sentiments de culpabilité, lesquels, selon elle, les engendre, englués qu’ils sont dans le navrement (sic).

 Yvetot

Yvetot… Normande donc, tel Maupassant qui y fit un ou deux ans de petit séminaire. Mais aura-t-elle, dans un siècle et plus, toute la notoriété de l’auteur d’Une Vie, œuvre à laquelle d’ailleurs elle se permet pourtant, en passant, une référence ? « P’être ben qu’oui, p’être ben qu’non... »

En réalité, à l’inverse du prix Nobel 1957, lequel parvint, en dépit de ses origines misérables, et avec Le Premier homme (l’œuvre ultime en élaboration, jamais achevée), à sublimer, « orienter sa passion, son art, vers une valeur sociale positive, un bénéfice moral », l’autrice des Années ne parvient pas à une totale résilience ou presque jamais, que très rarement en tout cas.

Dans une double préface (2011-2022) à L’Atelier noir [L’Imaginaire, Gallimard], Annie Ernaux cherche encore et toujours à justifier son œuvre autobiographique, qui se veut faussement impersonnelle et rédigée, précise-t-elle, « dans une sorte d’atelier sans lumière et sans issue, et dans lequel je tourne en rond, à la recherche des outils [pour] le livre que j’entrevois, au loin, dans la clarté (ouf !) ... », quand Blaise Cendrars, lui, autre prix Nobel hautement légitime mais jamais décroché, affirma de son côté, poétiquement universel : « Je tourne en rond dans la cage des méridiens, comme un écureuil dans la sienne... » Lumineux, « sylvain-tessonnien » !

Annie Ernaux, décidément, n’en a pas fini de régler son compte à – ou avec – son passé, à l’écoulement des années – les voilà ! – courant de l’immédiat après-guerre jusqu’à nos jours, années-miroir de ses peines sociales, professionnelles, sentimentales, de genre enfin ; certes, comme l’a écrit Simone de Beauvoir, autre Nobel potentiel à son époque : « On ne naît pas femme, on le devient... », mais alors avec plus ou moins de bonheur, d’épanouissement ! Ce qui est loin d’être le cas de l’autrice de La Honte, 1997.

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Défilent ainsi, par le truchement de photos retrouvées, de notes archivées, les souvenirs du passage des années, de l’après-guerre à 2007, les événements sociaux, politiques, nationaux et mondiaux, les mœurs enfin, que le lecteur (la lectrice) retrouve pour les avoir simultanément connus, vécus. Trop vite, hélas ! Le temps fuit, passe... 

Et, revenant sur cette manière d’écrire, voulue impersonnelle, peu inventive, plate, neutre, l’écrivain Philippe Pichon de conclure son article du mois par : « La Chatte de Colette nous manque. Pas celle de madame Annie. » [Service Littéraire, n° 177, janvier 2024 : La vie est un roman. Ernaux ou l’écriture du degré zéro.]

 

Place à la discussion...

Roger Colozzi

 

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* Selon les termes de l’Académie suédoise : « pour le courage et l’acuité clinique avec lesquels elle révèle les racines, les éloignements et les contraintes collectives de la mémoire personnelle. »